Le deuil du figuier en bas de chez moi
J’ai réalisé un jour que le figuier sur la place en bas de chez moi avait été coupé. Cet arbre, planté par un ami il a quelques années, signifiait beaucoup pour moi. Dans un milieu urbain, chaque parcelle de nature a une importance de taille. Au delà des fruits gouteux que j’adore mais pour lesquels je me faisais peu d’illusions (la concurrence allait être rude avec tous les habitants de mon quartier :)), cet arbre était la promesse d’une ombre plus dense l’été, de parfums si charactéristiques, de réjouissances de le voir croitre un peu plus tous les jours et prendre toute son ampleur. J’ai ressenti une grande peine au fond de moi, un vide quasi viscéral.
Le concept de solastalgie
Le philosophe australien Glenn Albrecht1 a théorisé ce que j’ai ressenti à ce moment-là sous le terme de solastalgie. Ce néologisme, composé du terme anglais solace (soulagement de la souffrance ou apport de réconfort ou de consolation face à des événements pénibles) et d’algie (douleur, maladie), lui est venu pour qualifier la détresse qu’il observait dans des populations australiennes confrontées à des projets miniers sur leur lieu de vie.
Il est parti pour cela du terme nostalgie, qui dans sa première acception, signifie la douleur ressentie par les personnes en manque de leur pays / lieu d’habitation.
Pour lui, la solastalgie représente la douleur ou la maladie causée par la perte ou le manque de réconfort et le sentiment d'isolement lié à l'état actuel de son foyer et de son territoire. Autrement dit, il s’agit du sentiment que l’on perd le confort dans ce qui a toujours été notre maison, une sorte de sensation de mal du pays sans bouger. C’est la tristesse ressentie quand un lieu que l’on aime est abimé. Mais c’est aussi un désir intense de maintenir notre lieu dans un état qui permet de maintenir le confort.
Si son concept émerge d’une territorialisation forte (le changement de son cadre de vie lié à un projet industriel), il le généralise malgré tout : “Je soutiens que l'expérience de la solastalgie est maintenant possible pour les personnes qui ont une forte empathie avec l'idée que la terre est leur maison et que les événements qui détruisent l'identité endémique du lieu (diversité culturelle et biologique) dans n'importe quel endroit de la terre sont personnellement pénibles pour eux.”
Les effets de la solastalgie
A terme, la solastalgie peut générer de sérieux problèmes physiques et mentaux tels que la consommation de drogue, des maladies physiques et mentales (dépression, suicide).
Cependant, Glenn Albrecht observe que les effets peuvent également s’avérer bénéfiques en incitant l’individu à se mettre en action. On pourrait ainsi citer les mouvements Youth for climate qui partent de cette angoisse forte pour se mettre en collectif et ressentir une plus grande force.
C’est exactement ce point de rupture qui me passionne : comprendre ce qui va influer une direction ou l’autre. Pourquoi certains individus vont-ils s’enfermer dans l’amertume, la désillusion, la colère voire la misanthropie alors que d’autres vont rester dans une sorte d’espérance active ? Quelle est la part de notre résilience interne, notre force, notre lumière pourrait-on dire sur un plan spirituel ? Qu’est-ce qui est plus lié à une organisation sociale, la rencontre de personnes partageant nos constats et la plus grande faicilité d’action en organisation collective ?
La possibilité d'un réenchantement ?
Durant les 20 années que j'ai passées à travailler sur les questions environnementales en lien avec les décideurs, j’ai très souvent été confrontée à la solastalgie : une conscience aiguë des enjeux de taille face au manque de réponse à la hauteur des politiques. J’ai le souvenir d'un moment très précis lors de mon dernier travail à l’Université de Grenoble où j'y ai été plus particulièrement confrontée.
Je m’occupais à l'époque des relations entre recherche et territoires sur les questions de changement climatique, notamment à travers la diffusion des connaissances scientifiques les plus récentes. Et dans une région montagneuse, les problèmes occasionnés par les mutations du climat sont particulièrement importants que cela soit en lien avec la ressource en eau, l’évolution de la biodiversité, les risques naturels... Je passais mon temps à écouter et à transmettre des observations et des projections plus alarmistes les unes que les autres.
Début décembre 2018, pour répondre à la crise des Gilets Jaunes, le gouvernement d’Edouard Philippe décidait d’annuler la taxe carbone, dont l'objectif est de révéler un peu mieux le prix réel de l’usage de produits carbonés, en intégrant ses impacts sur les milieux. Au même moment, Jair Bolsonaro, climato négationniste notoire, se faisait élire président du Brésil, rejoignant ainsi Donald Trump et autres hommes d'un ancien temps. Je me souviens très nettement pleurer en écoutant les informations à la radio. Un sentiment de rage, d’impuissance, d’incompréhension m’emplissait.
Ce moment précis m’a éclairée sur l’impossibilité de continuer ce travail de façon passive : il m’était impossible de n’être que la courroie de transmission de nouvelles catastrophiques. Il me fallait retrouver ce que peut appeler aujourd’hui de l’empuissancement, c’est à dire de la capacité d’agir pour ne pas me sentir inutile, impuissante. Clairement, l’idée n’était pas de régler le problème du changement climatique mais de sentir qu’à mon échelle, il m’était possible de mener des actions qui venaient rallumer la flamme de mon espérance. Sans cette espérance, je me sentais inutile dans ce défi qui nous attend collectivement.
Mes années de pratique et d’enseignement du yoga m’ont été d’une grande aide pour cette prise de conscience. J’ai en effet appris à cultiver la joie en moi et à me connecter à ce que je suis en profondeur.
Ce message de confiance et d’espoir est tranmis par beaucoup de penseurs et maitres spirituels sur cette question du défi écologique. J’en suis intimement persuadée également. J’ai autour de moi trop de personnes ressentant cette solastalgie mondiale qui se révéle sous la forme de colère et d’anxiété profonde. Il est temps d’inverser la tendance et de trouver ce qui va faire pencher la balance vers des réactions plus positives.
Il nous faut nous réapproprier notre capacité d’enchantement afin de créer ensemble les conditions de confort (solace) de notre environnement.
1 Albrecht, G. ‘Solastalgia’ : a new concept in health and identity. PAN : philosophy activism nature. 2005; 3, 44-59.
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